Extraits

Emancipation (1869)

Nouvelle tirée de « Charlie » (Kate Chopin)

couv-charlie

Un animal naquit un jour en ce monde. Lorsqu’il ouvrit ses yeux sur le monde, ce fut pour voir des murs, au-dessus de lui et de chaque coté. Devant lui, des barres de fer à travers lesquelles filtraient l’air et la lumière venant de l’extérieur. Cet animal était né en cage.

Il y grandit et gagna en force et en beauté, sous les soins d’une main invisible qui s’occupait de lui. Pour la faim, de la nourriture jamais bien loin. Pour la soif, de l’eau vite apportée. Lorsqu’il ressentait le besoin de se reposer, il y avait juste là un lit de paille sur lequel s’allonger. Il aimait s’y détendre, lécher ses jolis flancs, se prélasser aux rayons du soleil qu’il pensait n’exister que pour éclairer sa demeure.

Il se réveillait un jour de sa sieste paresseuse, lorsque surprise ! La porte de sa cage était entrouverte : on avait dû la fermer mal. Il alla alors se tapir dans un coin, plein de questions et consumé de crainte. Puis il s’approcha doucement de la porte, redoutant l’inconnu. Il l’aurait volontiers refermée, mais ses membres n’étaient pas conçus pour cela. Il passa donc sa tête par l’ouverture, pour voir la voûte céleste s’élargir et le monde s’étirer plus loin.

Il retourna dans son coin, mais cette fois-ci, non pour s’y reposer, puisque la magie de l’inconnu l’avait ensorcelé. Il allait sans cesse à la porte, apercevant chaque fois un peu plus de lumière.

Puis à un moment donné, alors qu’il se tenait là, inondé de soleil, il prit une profonde inspiration tonifiant ses muscles robustes, et d’un bond, se retrouva dehors.

Pas un instant il n’interrompit sa course folle et ne se soucia pas de ce qui pouvait blesser ou accrocher ses flancs lisses et soyeux. Il voyait, sentait, touchait tout ce qui existait. Il s’arrêta même pour tremper sa langue dans une mare d’eau croupie croyant que ce pouvait être là quelque chose de délicieux.

Pour la faim, pas de nourriture hormis celle qu’il devait lui-même se procurer par des combats répétés. Pour la soif, ses membres connurent souvent la torpeur avant d’atteindre l’eau qui désaltèrerait sa gorge desséchée.

Il vécu ainsi, dans la quête, la découverte, la joie et la souffrance. La porte, qu’un accident avait ouverte, n’est toujours pas refermée, et la cage demeurera inoccupée à jamais.

Pleurs d’amandiers

Extrait tiré de « Nouvelles et souvenirs » (Isabelle Eberhardt)

couv eberhardt

Bou-Saâda, la reine fauve vêtue de ses jardins obscurs et gardée par ses collines violettes, dort, voluptueuse, au bord escarpé de l’oued où l’eau bruisse sur les cailloux blancs et roses. Penchés comme en une nonchalance de rêve sur les petits murs terreux, les amandiers pleurent leurs larmes blanches sous la caresse du vent… Leur parfum doux plane dans la tiédeur molle de l’air, évoquant une mélancolie charmante…

C’est le printemps et, sous ces apparences de langueur, et de fin attendrie des choses, la vie couve, violente, pleine d’amour et d’ardeur, la sève puissante monte des réservoirs mystérieux de la terre, pour éclore bientôt en une ivresse de renouveau.

Le silence des cités du Sud règne sur Bou-Saâda et, dans la ville arabe, les passants sont rares. Dans l’oued pourtant,  circulent parfois des théories de femmes et de fillettes en costumes éclatants.

Mlahfa violettes, vert émeraude, rose vif, jaune citron, grenat, bleu de ciel, orange, rouges ou blanches brodées de fleurs et d’étoiles multicolores… Têtes coiffées du lourd édifice de la coiffure saharienne, composée de tresses, de mains d’or ou d’argent, de chaînettes, de petits miroirs et d’amulettes, ou couronnées de diadèmes ornés de plumes noires. Tout cela passe, chatoie au soleil, les groupes se forment et se déforment en un arc-en-ciel sans cesse changeant, comme des essaims de papillons charmants.

Et ce sont encore des groupes d’hommes vêtus et encapuchonnés de blanc, aux visages graves et bronzés, qui débouchent en silence des ruelles ocreuses…

 

La parabole de la diligence

Extrait tiré de « Cent ans après ou l’an 2000 » (Edward Bellamy)
Cent ans après

 

« Je comparerai la société à une grande diligence à laquelle était attelée l’humanité, qui traînait son fardeau péniblement à travers les routes montagneuses et ardues. Malgré la difficulté de faire avancer la diligence sur une route aussi abrupte, et bien qu’on fût obligé d’aller au pas, le conducteur, qui n’était autre que la faim, n’admettait point qu’on fit de halte. Le haut du coche était couvert de voyageurs qui ne descendaient jamais, même aux montées les plus raides.

 

Ces places élevées étaient confortables, et ceux qui les occupaient discutaient, tout en jouissant de l’air et de la vue, sur le mérite de l’attelage essoufflé. Il va sans dire que ces places étaient très recherchées, chacun s’appliquant dans la vie à s’en procurer une et à la léguer à son héritier.

D’après le règlement, on pouvait disposer librement de sa place en faveur de n’importe qui ; d’un autre côté, les accidents étaient fréquents et pouvaient déloger l’heureux possesseur. À chaque secousse violente, bon nombre de voyageurs tombaient à terre ; il leur fallait alors s’établir eux-mêmes au timon de la diligence sur laquelle ils s’étaient prélassés jusqu’alors.

Quand on traversait un mauvais pas, quand l’attelage succombait sous le poids du fardeau, quand on entendait les cris désespérés de ceux que rongeait la faim, que les uns, épuisés de fatigue, se laissaient choir dans la boue, que d’autres gémissaient, meurtris par la peine, les voyageurs d’en haut exhortaient ceux qui souffraient à la patience, en leur faisant entrevoir un meilleur sort dans l’avenir. Ils achetaient de la charpie et des médicaments pour les blessés, s’apitoyaient sur eux ; puis, la difficulté surmontée, un cri de soulagement s’échappait de toutes les poitrines. Eh bien, ce cri n’était qu’un cri d’égoïsme !

 

Quand les chemins étaient mauvais, le vacillement de ce grand coche déséquilibrait quelquefois, pour un instant, les voyageurs des hauts sièges, mais quand ils réussissaient à reprendre leur assiette, ils appréciaient doublement leurs bonnes places, ils s’y cramponnaient, et c’était là tout l’effet produit par le spectacle de la misère la plus poignante.

Je répète que si ces mêmes voyageurs avaient pu s’assurer que ni eux ni leurs amis ne couraient aucun risque, le sort de l’attelage ne les eût guère inquiétés. Je sais que ces principes paraîtront cruels et inhumains aux hommes du vingtième siècle ; mais voici les deux raisons qui les expliquent : d’abord, on croyait le mal irrémédiable, on se déclarait incapable d’améliorer la route, de modifier les harnais, la voiture même, la distribution du travail ou de l’attelage. On se lamentait généreusement sur l’inégalité des classes, mais on concluait que le problème était insoluble.

 

Le second empêchement à tout progrès était cette hallucination commune à tous les voyageurs d’en haut, qui consistait à voir, dans ceux qui traînaient la voiture, des gens pétris d’une autre pâte qu’eux. Cette maladie a existé, il n’y a aucun doute, car j’ai moi-même voyagé, dans le temps, sur le haut du coche et j’ai moi-même été atteint du délire commun. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les piétons, qui venaient de se hisser sur la voiture et dont les mains calleuses portaient encore les traces des cordes qu’ils tiraient tout à l’heure, étaient les premières victimes de cette hallucination.

 

Quant à ceux qui avaient eu le bonheur d’hériter de leurs ancêtres un de ces sièges rembourrés, leur infatuation, leur conviction d’être substantiellement distincts du commun des mortels, n’avaient plus de limites.»